Stomie et Psychologie


Psychologie et stomie

Conférence prononcée par Françoise CAUGANT – psychologue clinicienne à l’hôpital de Morlaix

 à l’assemblée générale de l’ASBO le samedi 8 octobre 2005

 

 

L’annonce d’une mauvaise nouvelle

 

Lorsque nous avons à annoncer une mauvaise nouvelle à quelqu’un, nous savons bien, par expérience, qu’il faut choisir le « bon moment ». Le bon moment, ce n’est pas seulement une question de temps, mais aussi de conditions dans lesquelles la personne pourra entendre ce que nous avons à lui dire.

 

Entendre, cela veut dire comprendre ce qui est dit, sans que cela ne mette la personne dans un état de désespoir. Ces précautions que nous prenons, nous savons bien qu’elles sont importantes pour permettre à l’autre d’encaisser la nouvelle sans perdre ses capacités se compréhension, sans perdre la capacité de relation à l’autre, sans perdre la raison, et sans être détruit par cette mauvaise nouvelle. « Comment je vais lui dire… il ne peut pas entendre ça… je ne peux pas lui dire ça… » autant de commentaires qui témoignent de cette difficulté de dire en ménageant l’autre. Une collègue psychologue parle de l’annonce du diagnostic comme du moment où ou une personne voudrait ne pas avoir à dire à quelqu’un ce que l’autre voudrait ne pas avoir à entendre.

 

 

Ces précautions que nous prenons dans notre vie avec nos proches, doivent être plus que nécessaires dans notre travail, au moment de l’annonce d’un diagnostic. Cette annonce ne peut se faire n’importe comment. Cette annonce va faire rupture avec ce qu’était la vie jusqu’à ce moment précis.

 

Chacun de nous sait bien que la maladie peut l’atteindre, mais cela reste virtuel. Or là, toute la vie bascule et c’est la maladie qui devient la chose autour de laquelle la vie va s’organiser. Rapidement ce sont les examens multiples et l’intervention chirurgicale. Quand cette annonce se double de l’annonce d’une stomie (terme tout à fait inconnu de la majorité des personnes), et de la précision qu’il faudra peut-être ou sûrement mettre une poche… cela modifie radicalement l’idée que se fait la personne de son avenir. Elle augure de grands changements, des bouleversements auxquels il va falloir faire face.

 

Dans un premier temps, certains pensent qu’ils n’y arriveront jamais, qu’ils ne pourront pas vivre comme ça, autant mourir tout d suite… d’autres se disent ce n’est rien il faut y aller. Entre ces deux extrêmes, ce sont toutes les variantes que vous connaissez sûrement mieux que moi. Ces réactions qui semblent opposées, sont en fait de même nature : la vie qui va être maintenant semble impossible : entre faire comme si rien n’allait changer ou penser que plus rien ne sera comme avant… cela témoigne d’une impossibilité de s’imaginer vivre autrement que maintenant.

 

Ce sont des questions qui se télescopent : est-ce que je vais pouvoir continuer à travailler, est ce que je vais pouvoir retravailler après mon opération, est-ce que je devrai changer de métier… ou je ne pourrai plus participer aux sorties et aux fêtes, comment je vais faire avec cette poche, je n’en veux pas, est-ce que vous ne pouvez vraiment pas faire autrement, est-ce que c’est définitif, comment je vais faire pour avoir une vie à peu près normale…

 

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Les mots de la médecine transmettent des informations sur le corps humain, sur ses pathologies, ils ne parlent pas du ressenti de la personne (qui d’ailleurs change d’identité et devient patient). Les termes techniques qui sont attachés à des actes chirurgicaux, à des protocoles de soin, sont parfois difficiles à comprendre. La personne qui vient consulter après de nombreux examens, même si elle redoute parfois qu’on lui annonce quelque chose de grave, peut être dans un état d’esprit tel qu’elle n’entendra que ce qu’elle peut entendre : « le médecin m’a dit que j’avais un cancer à petites cellules, oh ! je suis soulagé parce que c’est sans doute pas grave »… une jeune maman à l’annonce d’un cancer et des chimios qui vont être faites rapidement, répond au médecin « je ne peux pas venir faire mes chimios parce que je dois amener mes enfants à l’école le matin et les prendre le midi pour déjeuner ». Les deux malades ne sont pas idiots, ils disent simplement combien ce qu’on vient de leur dire ne peut pas être entendu.

 

La personne devient malade aux yeux des autres : ses autres identités professionnelle, sociale, familiale s’estompent au bénéfice de cette seule caractéristique : je suis malade. La maladie prive la personne du plaisir d’être ou d’apparaître comme elle le souhaite. La stomie va venir marquer par sa présence la maladie.

 

Si le langage qui annonce est trop technique, « jargonnant », il ne permet pas à la personne de se l’approprier. Si l’annonce est trop brutale, la personne va peut être ne rien entendre parce que sinon elle s’effondre sur le plan psychique et elle peut en toute bonne foi dire après qu’on ne lui a rien dit. Si l’annonce est faite dans un registre trop banal pour épargner le patient (ce n’est rien, ce n’est pas grave ou il y a plus grave), cela ne l’aide pas non plus à intégrer l’information. Souvent la personne cherche à être rassurée : ce n’est pas trop grave, je vais m’en sortir, je vais guérir, j’ai combien de chances…

 

Quelle que soit la manière de dire, cela va être un choc pour la personne, alors autant l’amortir le plus possible en donnant une information adaptée, partielle si on sent que la personne aujourd’hui ne peut pas en entendre plus, en tenant compte des réactions qu’elle peut avoir. Il faut bien entendu du temps, et une annonce de cancer ou de maladie chronique grave, ne devrait jamais se faire en 5 minutes, sans que la personne n’ait le temps de poser des questions, de se faire préciser les choses.

 

Un corps différent et pourtant le même

 

Après l’opération, une nouvelle vie commence avec un corps différent et pourtant c’est le même.

  

Toute intervention chirurgicale réveille des angoisses très fortes liées au sentiment d’intégrité physique : qu’est ce qui se passe en moi que l’on doive enlever pour que je continue à vivre ? On ne va quand même pas me mettre une poche !! La décision de faire une stomie et d’appareiller la personne avec un système de poche qui doit recueillir les excréments, les urines, vient faire apparaître au grand jour quelque chose qui fait partie de l’intime, du caché. Ce sont des productions du corps humain qui sont souvent considérées comme dégoûtantes, sales, mal odorantes, et elles vont devenir visibles. Tant qu’elles sont dans l’organisme, leur présence ne gêne pas, mais là elles deviennent visibles pour moi, mais aussi pour les autres.

 

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Et puis la perte du contrôle de la « fonction d’exonération » comme on dit dans un langage savant, ramène la personne à un moment de sa vie où elle n’était encore qu’un petit enfant, et n’avait pas encore appris la propreté. Cet apprentissage a été source de satisfaction pour les parents et leur enfant, de fierté « il est propre » comme une réussite importante dans l’éducation du petit enfant. Et voilà que la maladie vient démolir cette réussite acquise depuis longtemps.

 

Selon les difficultés techniques qui vont se poser après l’appareillage, le retour à la vie dite normale sera plus ou moins facile. La peur des odeurs qui viendraient révéler la présence de la poche à n’importe qui, la crainte des fuites, autant de sujets d’inquiétude.

 

Quel que soit le temps réel qui s’écoule entre l’annonce de la maladie, l’intervention chirurgicale et la stomie, il faut envisager un temps d’adaptation nécessaire, et qui peut être différent pour deux personnes différentes. La préparation psychologique est importante, même s’il y a urgence médicale.

 

Connaître la personne, ses habitudes de vie, son environnement familial, professionnel, ses activités de loisirs. Le fait de parler de ce que pourra être la vie après, cela permet d’envisager un futur autre. Même si ce futur paraît impossible avec la stomie, il amène à s’imaginer, donc se projeter vers un demain. Se représenter ce qui peut être, se fabriquer des images, cela permet de se familiariser avec ce qui va se passer, et aide à supporter l’angoisse de ce devenir inconnu. Cela limite le traumatisme psychique. Et dans toutes les situations de maladie grave se pose pour la personne malade la question du sens de la vie : pourquoi cela m’arrive à moi, qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça ? Rechercher la cause est inévitable, et nécessaire pour donner du sens à ce qui n’en a pas.

 

Ces questions, il est important de pouvoir les partager avec d’autres personnes afin d’exprimer combien il est difficile de faire face dans ces moments. Pouvoir en parler à un membre de la famille (son conjoint, un frère, une soeur) ou à un ami, cela veut dire que c’est quelque chose de partageable avec l’autre, même s’il nous semble qu’il y a des choses qu’il ne peut pas tout comprendre car il ne le vit pas. Après l’intervention, il est important de trouver le matériel le plus adapté à son style de vie, son habillement, ses activités, sa vie sociale et familiale, et aussi sa vie sexuelle.

 

La maladie et la mise en place d’une stomie obligent la personne à évoquer avec d’autres des éléments de sa vie qui sont très privés et intimes. J’évoquais précédemment la perte du contrôle de l’élimination des urines ou de matières, mais que ce soit pour les hommes ou pour les femmes, la question du devenir de la vie sexuelle se pose : comment faire avec la poche, l’intervention aura peut être sur le plan physique altéré les fonctions sexuelles, ou bien la peur elle-même de l’impuissance ou du rejet par son partenaire vont rajouter à la difficulté de s’accommoder de ce nouveau corps.

 

Certains parlent d’un sentiment de honte. La personne se sent indigne, non seulement à ses propres yeux, mais aussi pense-t-elle aux yeux des autres. La tentation de se replier sur soi et de ne pas exprimer ses ressentis peut s’amplifier au fil des jours. Cette honte surgit dans notre existence lorsque nous sommes contraints de dévoiler brutalement et durablement ce qui relève de l’intime. Cela demande à ce que la personne se défasse des protections qu’elle a mis en place jusque là pour préserver son intimité, c’est à dire abattre la frontière entre ce que l’on montre de soi, et ce qu’on garde en soi.

 

Non seulement dans le temps de l’intervention il faut en quelque sorte abandonner son corps au regard et aux mains d’autrui, mais encore c’est pour dévoiler des zones corporelles intimes qui mettent plus ou moins en état de malaise. Cette honte se double du sentiment d’avoir en soi quelque chose qui se développe et qui abîme le corps de l’intérieur. Il est important que les professionnels permettent l’expression de ces sentiments, sans dire
« mais non vous ne pouvez pas dire ou penser cela ». Parce que les malades le pensent, et ressentent ces sentiments.

 

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Alors en parler ou pas et à qui ?

 

Se pose la question pour chacun de dire ou ne pas dire et à qui ? 

Entre ceux qui ne veulent rien dire à personne et ceux qui le disent à tout le monde, il y a là aussi toute la palette des nuances possibles. Mais pourquoi faut-il se taire ou bien pourquoi faudrait-il en parler ? La question posée de cette manière invite à se demander qu’est ce que je veux partager avec qui et comment. De la même manière qu’un événement important de la vie, nous ne le partageons pas de la même manière avec les différentes personnes de notre entourage.

 

Entre ceux qui sont bienveillants à notre égard et sauront nous aider dans cette épreuve à traverser et ceux qui l’entendront comme une information à propager pour avoir quelque chose à dire, le choix est vite fait.

 

Dans le cadre de la famille, il est important que ce qui va avoir des répercussions sur la vie familiale soit pris en compte afin de ne pas générer des conflits ou des incompréhensions. Un parent qui soudain passe beaucoup de temps dans la salle de bain alors qu’il ne le faisait pas avant, sans explication, cela peut inquiéter les enfants. Expliquer aux enfants ce qui se passe, c’est aussi leur donner les moyens de comprendre, de ne pas s’angoisser. Certains enfants voudront voir, d’autres non.

 

Il ne peut pas y avoir de position dogmatique, et il est important dans cette histoire de la vie que chacun soit prêt à accepter l’autre différent de lui. Parfois, certaines personnes ne se sentiront pas capables d’en parler, et puis progressivement cela se fera. Il est de la responsabilité des professionnels d’être attentifs aux personnes qui se replient sur elles-mêmes, qui sont submergés par la honte dont je vous parlais précédemment.

 

Il est probable que cela se fera par étapes, et ce qui semblait impossible hier, peut devenir faisable demain. L’entourage familial doit être aussi soutenu au fil des jours. Un être humain n’est pas bien fait pour vivre sans les autres êtres humains et se couper des autres, c’est se condamner et les condamner à la solitude.

 

 Aider quelqu’un qui pense qu’il ne vaut plus grand chose, qu’il n’est plus bon à grand chose, voire qu’il devient une charge pour les siens, en tous cas qui se sent dévalorisé, c’est avant tout lui dire qu’il est et qu’il reste cet homme ou cette femme digne d’intérêt, voire d’amour, et qu’il ne peut être réduit à sa maladie.